Des retrouvailles mitigées [Le Lièvre et La Sombra]

Dans un premier temps, La Sombra avait eu beaucoup de mal à apprécier les nombreux dîners mondains auxquels elle et Jean-Eudes étaient conviés. On la regardait de travers malgré ses bonnes manières et la renommée de son mari ; et Jean-Eudes pouvait en dire ce qu'il voulait, la bourgeoisie française était encore loin de la tolérance pour les "nouveaux riches" qui, comme elle, étaient originaires des basses classes sociales.
Néanmoins, avec le temps, La Sombra avait su se faire une place dans son nouveau milieu. Les rares allusions déplacées que quelques irréductibles osaient encore lâcher avec ostentation en sa présence ne l'effrayaient plus. Désormais convaincue d'avoir trouvé sa place dans le quotidien de son époux, elle ne redoutait plus autant les rassemblements des bonnes gens autour de quelque repas ou loisir oisif.
Mais ce soir-là, sa tranquillité durement acquise allait se trouver dangereusement chamboulée, et de la pire des façons.

On venait de finir le dîner, et les convives s'étaient dispersés en petits groupes dans les salons et boudoirs que comptait en pagaille la riche demeure qui les accueillait. La Sombra et Jean-Eudes devisaient paisiblement avec un couple âgé, de vieux amis de la famille, quand soudain, un étranger individu vint, sas la moindre gêne, s'asseoir à la droite de La Sombra...

La pièce était excessivement lumineuse, une lumière agressive réfléchie aux quatre coins de la pièce par les mille pendeloques de cristal de l'énorme lustre suspendu au plafond. L'effet était du plus mauvais goût car le reste du vaste salon blanc était meublé de façon hétéroclite, les fauteuils Louis XVI côtoyant les tableaux contemporains aux lignes tordues.
Le Lièvre haïssait ces mélanges, ces associations qui se voulaient modernes mais qui, selon lui, étaient le signe indiscutable d'une fortune récemment acquise ou d'un désir bling-bling d'exposer son argent. Les convives réunis ce soir-là étaient presque tous issus de la noblesse française, à quelques exceptions près qui juraient affreusement avec le décor. Décidément, tout était une question de métissage ici. Sans être vraiment raciste, il détestait ces riches étrangers désireux de s'intégrer à la bourgeoisie et de coloniser les hautes sphères sociales. Pour lui l'argent était avant tout une source de pouvoir, puis une source de confort, et le reste n'était qu'enfantillages.
Pourtant, c'était avec une insolence juvénile qu'il faisait son grand retour dans le milieu mondain de Paris. Un des rares divertissements qu'il s'autorisait était de s'immiscer dans ces réceptions guindées et d'y semer la pagaille en adoptant une attitude tour à tour provocatrice ou réac.

Alors qu'il s'éloignait d'un groupe d'investisseurs chinois passablement ennuyeux, il repéra un visage familier, se découpant avec netteté sur un divan de cuir noir. Aussitôt, il posa sa coupe de champagne sur la table la plus proche et, traversant discrètement la foule des invités, s'assit à côté de la jeune femme qu'il avait reconnue. Ses horribles cheveux caractéristiques de ses origines mexicaines s'étalaient sur ses épaules en boucles sauvages et rétrécissaient considérablement sa face étroite et ses yeux sombres, affublés de grosses lunettes rondes.
Le Lièvre attendait ce moment depuis longtemps, et il le savourait avec une joie non dissimulée. Le regard bovin de l'étrangère se tourna lentement vers lui et le toisa sans retenue, ce à quoi il répondit par un sourire en coin et un faible murmure :

« Quelle triste mascarade nous nous infligeons ce soir… Cela doit vous changer des combats de rue et de la chaleur pestilentielle des favélas... »

« Quelle triste mascarade nous nous infligeons ce soir… Cela doit vous changer des combats de rue et de la chaleur pestilentielle des favélas... »
La Sombra sentit un long frisson secouer ses épaules, mais elle se fit violence pour ne pas montrer sa surprise. Jean-Eudes n'avait rien entendu des paroles acides du nouveau venu mais, en sentant sa compagne se tendre, il pencha aimablement la tête vers elle.
"Un souci, cariño ?"
Il avisa Le Lièvre et son sourire fana sur ses lèvres.
"Victor de Cremont d'Arcy ; quelle surprise... Je serais un pitoyable menteur si j'affirmais être heureux de vous revoir parmi nous."
Nouvelle surprise pour La Sombra : ainsi Le Lièvre était un noble, et sa réputation laissait visiblement à désirer... Mais elle devait parer au plus urgent : elle avait déjà remarqué le caractère du Lièvre et craignait qu'il ne fasse allusion à la KBSCC en public. Elle préfèrerait mettre Jean-Eudes au courant de leurs... similarités professionnelles en tête-à-tête plutôt que de risquer un scandale.
"Excusez-nous un instant, Mr d'Arcy. Mon mari et moi avons quelques mots à nous dire seule à seul", asséna-t-elle avec un regard lourd de sous-entendus à Jean-Eudes étonné.
Elle se leva, Jean-Eudes suivit le mouvement, mais Le Lièvre également. Alors qu'il se penchait vers elle avec un sourire insolent, elle sentit soudain une fragrance particulière envahir ses narines : ce parfum lui évoquait quelque chose, comme une réminiscence vague dont elle ne parvenait pas à localiser la provenance... mais quoi ?

"Victor de Cremont d'Arcy ; quelle surprise... Je serais un pitoyable menteur si j'affirmais être heureux de vous revoir parmi nous."

Le lièvre haussa un sourcil et sourit innocemment. Cet homme se sentait toujours obligé de lui manifester son animosité à chaque fois qu'ils se croisaient. S'il ne s'en débarrassait pas rapidement, il ne pourrait pas s'amuser comme il le souhaitait avec la Sombra.

"Excusez-nous un instant, M. d'Arcy. Mon mari et moi avons quelques mots à nous dire seule à seul".

Il fut très agacé de voir sa proie se dérober au moment où il s'apprêtait à ouvrir la chasse ; aussi le Lièvre imita-il sans gêne sa voisine lorsqu'elle se leva, visiblement désireuse de s'isoler du reste des convives. Il fallait lui faire rapidement comprendre qu'elle n'avait pas intérêt à filer entre ses doigts. Il approcha son visage du sien, assez prêt pour que l'insulte soit évidente aux yeux du mari, et lui susurra à nouveau quelques mots à l'oreille.

"C'est moi que vous fuyez ainsi ? Je vous ai fait tourner la tête ? Ce ne serait pas la première fois..."

La Sombra parut extrêmement déconcertée, comme si à l'offense qu'il venait de lui faire s'ajoutait une autre impression, non moins désagréable. Son Jean-Eudes s'éclaircit la gorge et sembla être sur le point de s'exprimer, mais le Lièvre prit sa proie par la taille et l'entraîna hors de la pièce sans se soucier des regards franchement outrés que leur jetaient les invités. Ils pénétrèrent dans un petit boudoir quasi-désert aux tapisseries bleu pastel. Le Lièvre desserra son emprise sur la taille de sa compagne et l'invita à s'asseoir sur une causeuse.

"Nous serons plus à l'aise ici. J'ai quelques confidences à vous faire qui auraient irrité l'oreille de votre époux."

Quand Le Lièvre prit La Sombra par la taille, sa proximité plongea la jeune femme dans un état second, une torpeur étrange, comme si son inconscient redoutait quelque chose qu'elle-même avait déjà oublié. Le parfum lui tournait la tête, enivrant et porteur de messages mystérieux que son cerveau refusait de lui déchiffrer. Derrière l'épaule du Lièvre, alors qu'il l'entraînait hors du salon, elle adressa un vague signe de main à Jean-Eudes qui s'apprêtait à les suivre. Il semblait connaître Le Lièvre (Victor de Cremont d'Arcy, décidément, quel nom affreux...) mais ignorait visiblement tout de son amour du scandale : s'il les suivait et jouait son jeu, Le Lièvre n'hésiterait pas à se montrer plus outrageux encore. Mieux valait limiter les dégâts.
"Te explicaré todo volviendo a casa, tiene que ver con mi trabajo" lui lança-t-elle sans se préoccuper des chuchotements courroucés déclenchés par son exclamation.
Quasiment personne ici ne comprenait l'espagnol, mais Jean-Eudes si, et l'évocation de la KBSCC suffirait à lui faire garder ses distances. Elle lut néanmoins de la déception sur son visage : la dernière pique du Lièvre ne devait pas y être étrangère. Quel mufle ! Lâcher ce genre de phrase-bateau avait déjà détruit plus d'un couple malgré son infondement ; jamais La Sombra n'aurait succombé au charme du Lièvre, qu'elle trouvait décidément bien trop moqueur et "grande gueule" pour son propre bien. Cela, Jean-Eudes pouvait le deviner seul... n'est-ce pas ?

Le Lièvre la guida dans un petit boudoir quasiment vide, tapissé d'un bleu pastel à vomir, et se détacha d'elle dès qu'ils furent hors de vue. Il l'invita à s'asseoir dans une causeuse isolée d'un ample et galant geste de main et s'affala lui-même dedans sans l'attendre.
"Nous serons plus à l'aise ici. J'ai quelques confidences à vous faire qui auraient irrité l'oreille de votre époux."
La Sombra ne s'assit pas. Elle redressa la tête, se composa une expression impénétrable, inspira par la bouche (et ce parfum suspect qui ne la quittait pas !) et laissa échapper l'un de ses typiques claquements de langue qui dans le cas présent, manifestait son énervement profond.
"Si tu veux me parler loin des oreilles de mon époux, j'ai une adresse mail privée, un numéro de téléphone professionnel, et nous nous voyons presque tous les jours dans les locaux parisiens de la KBSCC. Quel besoin as-tu de jouer les mystérieux et de semer la discorde entre lui et moi ? Je t'avais découvert des penchants pour la provocation, Lièvre, mais j'ignorais que tu aimais semer la discorde dans les couples de tes collègues."

"Si tu veux me parler loin des oreilles de mon époux, j'ai une adresse mail privée, un numéro de téléphone professionnel, et nous nous voyons presque tous les jours dans les locaux parisiens de la KBSCC. Quel besoin as-tu de jouer les mystérieux et de semer la discorde entre lui et moi ? Je t'avais découvert des penchants pour la provocation, Lièvre, mais j'ignorais que tu aimais semer la discorde dans les couples de tes collègues."

Le Lièvre ricanait intérieurement. Pour une archiviste, elle manquait cruellement de perspicacité. Elle ne semblait pas avoir envisagé la possibilité que ce qu'il avait à lui dire était autrement plus dangereux pour elle qu'une simple "discorde" dans son couple. Elle pouvait se coller à son Jean-Eudes autant qu'elle le voulait, c'était bien la dernière chose qui l'intéressait. Tout au plus, il pouvait puiser une certaine satisfaction personnelle dans le sabotage de leur mariage, mais cette fois il voulait autre chose. Il ne put résister à la tentation de tourner autour du pot, juste pour la faire bouillir.

"Je ne crois pas que nous soyons collègues à proprement parler. J'ai remis ce matin à un homme de la Mafia Rouge un dossier récupéré presque sans peine dans votre QG. Vos agents de sécurité sont diablement efficaces, et très polyvalents qui plus est. Mais vous avez commis l'erreur de confier le nettoyage de vos locaux à une femme, belle de surcroit. Les belles femmes sont toujours menteuses, c'est peut-être pour cela que vous êtes aussi franche. Je suppose que vous n'ignorez rien de son récent renvoi, orchestré par votre leader en personne. Comme vous pouvez le constater, je sais déléguer certaines tâches quand il le faut."

Il fit une pause pour savourer son petit discours, regrettant de ne pas avoir sous la main quelque coupe de champagne à agiter nonchalamment. Comme le temps passait vite... Cela faisait déjà dix ans...

"Mais je ne suis pas venu pour vous rappeler les failles de votre organisation. J'irai droit au but. Je suis au courant de l'épisode du "dragon noir" de Tokyo."

L'espace d'un instant, l'air manqua à La Sombra. Cette fois-ci, elle peina à masquer son désarroi : devant elle, Le Lièvre buvait du petit lait. Pour La Sombra, le savoir c'est le pouvoir, et Le Lièvre en savait beaucoup trop sur elle à son goût.
Elle décida de prendre des risques, de jouer son jeu ; les interrogatoires psychologiques, c'était sa spécialité. Hors de question qu'un petit bourge, aussi insolent et séducteur soit-il, en fasse voir des vertes et des pas mûres à une Soeur de la KBSCC.
Elle s'assit à côté de lui, nonchalante, avec une moue ennuyée au coin des lèvres. Il allait voir, le fiérot, qu'elle aussi savait se donner un rôle...
"Tu en sais des choses, toi. Tu penses me déstabiliser en me jetant à la figure des histoires vieilles de plus de dix ans ? Foutaises. Je ne suis pas une dame aussi impressionnable qu'une vulgaire femme de ménage incapable de résister aux charmes d'un homme trop sûr de lui."
Il l'écoutait sans ciller. Leurs regards s'accrochèrent et ne se lâchèrent plus.
"Le dragon noir n'appartient plus qu'à mes souvenirs, et il est incapable d'en ressortir. Ce qui s'est passé ce soir-là n'a plus d'importance pour moi, cariño ! J'ignore comment tu as pu tomber sur ce genre d'informations me concernant, mais crois-moi, il n'y a pas grand-chose à en tirer..."
Un sourire moqueur vint lentement étirer les lèvres du Lièvre. Il n'était pas dupe. Et le bluff était l'unique carte que La Sombra avait dans sa manche ; une carte utilisée désormais, et visiblement sans succès.

"Le dragon noir n'appartient plus qu'à mes souvenirs, et il est incapable d'en ressortir. Ce qui s'est passé ce soir-là n'a plus d'importance pour moi, cariño ! J'ignore comment tu as pu tomber sur ce genre d'informations me concernant, mais crois-moi, il n'y a pas grand-chose à en tirer..."

Le Lièvre s'autorisa un sourire de gourmandise. La bête était aux abois, il allait pouvoir lui porter le coup final puis passer au dépeçage. Il n'arrivait pas à croire qu'elle tremblait à ce point pour un mariage de pacotille avec le premier crétin arriviste venu. Il avait déjà de bonnes raison de ne pas aimer Jean-Eudes, mais il décida qu'avoir jeté son dévolu sur une créature aussi pitoyablement éprise de son sauveur le rendait encore plus méprisable. Peut-être y avait-il vraiment autre chose... Ou quelqu'un ? De toute évidence, il venait de toucher une corde très sensible. Il fut pris d'un vague sentiment de pitié pour cette femme dont le plus lourd secret revenait encore la tourmenter des années après. Il connaissait le remord, le désespoir : une seule faute, et tout était à jamais différent. À cela près que la sienne lui avait coûté son premier visage et vingt-mille euros d'opérations chirurgicales. Il avait fallu tout refaire, des pommettes au menton, dans le secret le plus total ; les chirurgiens, à la réputation particulièrement douteuse, même pour le milieu, avaient offert leurs services à des prix exorbitants. De nombreuses dépenses avaient suivi, puis d'autres, et au cours de ses manoeuvres il avait craint plus d'une fois d'épuiser ses multiples comptes bancaires. Désormais, il avait l'embarras du choix dans ses contrats, du plus juteux au plus excitant.
Soudain, il se rendit compte que la Sombra l'observait attentivement, désireuse de savoir à quoi il pensait. Il ne devait surtout pas perdre la main.

"Pas grand-chose à en tirer... C'est vous qui le dites. Je connais assez de détails pour ruiner votre mariage et la réputation de votre mari. Et pour cause..."

D'un geste théâtral, il fit effectuer un tour complet à sa main à la manière d'un prestidigitateur et la glissa dans une poche intérieure de sa veste, d'où il sortit un flacon remplit d'un liquide doré. Il vaporisa quelques gouttes de parfum dans l'air avant de tendre sa main vers le corsage de la Sombra et d'y glisser lentement le flacon avec un regard appuyé.

"Il y avait un homme ce soir-là... Et il se souvient de vous comme si c'était hier."

La Sombra réagit par réflexe : d'un geste de main, elle envoya valser les doigts du Lièvre et le petit flacon qui alla rebondir sur la moquette, heureusement sans se casser. Il ne se départit pas de son petit sourire fier ; elle le trouva horripilant et, surtout, horriblement malsain.
Le souvenir du parfum remonta avec violence à la surface de sa mémoire, et lui revinrent des images floues de ce fameux soir au "dragon noir". Elle se sentait sur le point de sombrer face à ce Lièvre infernal qui avait réponse à tout. Elle prit sur elle-même et se pencha posément pour ramasser le flacon. Elle le rendit au Lièvre en pinçant les lèvres malgré elle.
"Il y avait des tas d'hommes ce soir-là au "dragon noir", Victor. Peu m'importe que celui qui... m'accompagnait se souvienne encore de moi, car moi je l'ai complètement oublié. Impossible même de me souvenir de son visage, si tu veux tout savoir..."
Il récupéra le flacon sans broncher et lui fit un clin d'oeil comme pour l'inciter à poursuivre. Son insolence finit par avoir raison du calme de La Sombra.
"Parle, Victor, au lieu de me jeter mon passé à la figure. A quoi te sert de m'ennuyer de la sorte ? Quel but recherches-tu en te mettant l'une des Soeurs à dos, alors que tu viens de débarquer dans notre société, comme un lapereau pédant qui n'a pas encore appris à s'incliner devant ses supérieurs ?"
Il ne répondait pas.
"Réponds-moi. Que me veux-tu ?"

"Réponds-moi. Que me veux-tu ?"

Le Lièvre s'étira longuement avant de lui répondre. C'était délicieux. Elle venait de perdre son sang-froid et il la tenait enfin. Le "lapereau pédant" allait lui montrer qu'il avait de l'ambition. Il la trouvait risible avec ses menaces implicites de représailles. Comme s'il n'avait pas déjà pris connaissance de l'étendue des talents de la KBSCC. Cette façon de mettre en avant sa position au sein de la plus influente Mafia du monde pour tenter de l'intimider était ridicule dans cette situation, au milieu d'un boudoir aux couleurs écoeurantes, entre deux plateaux de petits fours et une commode au design peu engageant. Il fallait clore rapidement cette discussion, il avait d'autres projets pour la soirée.

"Je n'ai de comptes à rendre qu'à mes employeurs, dont vous ne faites pas partie. Qui plus est, votre chef suprême n'a pas le monopole de mes services. Et au cas où cela vous aurait échappé, vous n'êtes pas vraiment en position d'exiger de moi quoi que ce soit."

Cela dit, il valait mieux conclure au plus vite avant qu'elle ne puisse avertir ses collègues du chantage dont elle était victime. Il se mit à fixer intensément ses ongles et ajouta d'un ton léger :

"Je veux le dossier complet de l'affaire qui vous a récemment opposée à la mafia napolitaine. Et tout particulièrement les informations concernant un certain "Matteo Trozzi". Dans deux semaines, je reçois dans mon manoir en Normandie, vous ferez le déplacement et me remettrez en main propre les documents dont j'ai besoin. Le dîner est servi à dix-neuf heures."

Il se leva, satisfait de sa tirade, et s'éloigna sans lui jeter un seul regard. Vite fait, bien fait. Il essuya quelques gouttes de parfum tombées sur sa manche et posa sa main sur la poignée ouvragée de la double-porte qui menait au salon occupé par le reste des invités. Alors que le panneau de bois peint pivotait en silence, il se retrouva de nouveau confronté à l'homme de la soirée, cet insupportable Jean-Eudes. Il le toisa un instant avant de le bousculer et de poursuivre son chemin. Il fut stoppé dans son élan par une poigne solide qui s'abattit sur son épaule. Se retournant lentement, il croisa le regard noir de Jean-Eudes puis avisa sa main crispée sur le col de sa veste. Avec un sourire narquois, il se dégagea violemment, et fendit la foule des convives en ligne droite, précédé par des murmures à peine retenus.

La Sombra suivit du regard Le Lièvre alors qu'il s'éloignait ; il ne se retourna pas une fois. Il sortit du boudoir en coup de vent et, l'instant d'après, Jean-Eudes déboulait dans la pièce. Faisant fi d'une poignée de commères qui chuchotaient sur un canapé voisin, il s'assit brutalement à côté de sa femme. Il lui adressa une oeillade sombre qui ne présageait rien de bon.
"J'ignorais que Cremont d'Arcy et toi étiez... de vieilles connaissances."
Quand Jean-Eudes se sentait trahi ou floué, il se montrait agressif. L'intensité de son oeil en colère mettait La Sombra mal à l'aise. Elle hésita un instant, puis rassembla son courage pour affronter le regard de son époux.
"Il est entré au service de notre... société voici deux semaines, lui apprit-elle à voix basse. J'ignorais tout de ses origines nobles. C'est un mercenaire insolent qui semble avoir la provocation pour seul crédo.
-Cela, tu ne me l'apprends pas, grinça Jean-Eudes. Victor de Cremont d'Arcy est un bâtard, élevé au Japon pour éviter tout scandale pouvant entacher la réputation de son père. Il a été reconnu comme héritier voici quelques années et se plaît à réapparaître, de temps à autre, dans nos soirées mondaines..."
La Sombra avait cillé à la mention du Japon, mais Jean-Eudes ne le remarqua pas.
"Et quelle urgente affaire a nécessité qu'il t'enlève si peu galamment tout à l'heure, et qu'il reste en tête-à-tête avec toi...?
- Rien de bien grave, à vrai dire. Il a sauté sur l'occasion pour créer un petit scandale, quand il ne voulait que me tenir au courant de l'avancement d'une mission-test que nous lui avons confiée la semaine passée. Je suis désolée, Eudonito, mais je ne peux pas t'en dire plus. C'est un sujet confidentiel. Je te sais de confiance, mais Il Padrino m'en voudrait terriblement si j'en parlais à qui que ce soit. "
Jean-Eudes ne broncha pas ; La Sombra se pencha doucement et l'embrassa du bout des lèvres. Il se détendit enfin.
Ils se sourirent : le malentendu était enterré.
Mais alors, Jean-Eudes fronça le nez, ennuyé.
"Il règne une odeur étrange, tu ne trouves pas ? Des senteurs capiteuses, cela m'écoeure...
- Oh, c'est.... le parfum du Lièvre. Il s'en est aspergé tout à l'heure, et m'en a lancé quelques gouttes pour me faire enrager."