Le revers (avec la Sombra)

À travers les immenses fenêtre du salon, le soleil déclinait interminablement. Pendant des heures, la clarté aveuglante du ciel avait incommodé plus d'un convive, mais le Lièvre s'était refusé à faire tirer les lourds rideaux de velours rouge. Aujourd'hui, le triomphe devait être complet, écrasant, éblouissant. Il allait faire plier l'une des cinq Soeurs, d'une façon humiliante et incontestable : à la moindre tentative de représailles, il briserait le secret qui dissimulait au gratin de Paris les évènements du Dragon Noir, dont le souvenir provoquait immanquablement chez la Sombra une confusion amusante. Une coupe de champagne à la main, il regardait avec délectation les dernières voitures noires se garer dans le parc. Elle avait tort de se faire attendre. Il pouvait très bien récupérer le dossier puis revenir sur leur accord et la laisser assumer les conséquences de ses erreurs passées. Ce dîner était son moment de gloire, le symbole de son pouvoir grandissant et de sa redoutable omniscience. Il ne bénéficiait pourtant pas d'informateurs extraordinairement compétents, mais il avait travaillé assez longtemps au service de la KBSCC pour en savoir long sur leurs méthodes de travail et les quelques faiblesses de leur sécurité.
  Tout avait été pensé pour qu'elle se sente petite, misérable : les imposants vases de fleurs au parfum étourdissant, les innombrables lustres qui diffusaient leur lumière agressive jusque dans les moindres recoins, le mobilier surchargé de dorures, la vaisselle outrageusement raffinée, le menu indigeste au possible... Pour parfaire la mise en scène, il avait organisé la réception dans la dernière pièce du couloir, lui préparant ainsi un interminable chemin de croix jusqu'à lui, le prince de la soirée, trônant parmi ces gens parés jusqu'aux ongles. Sans se laisser gagner par l'impatience, il guettait avidement son arrivée. Etait-elle déjà dans le manoir ? Avait-elle décidé d'apparaître au dernier moment ?
  Il trouva la réponse à sa question en apercevant son reflet dans une glace au cadre fleuri. Elle avait pris soin, pour une fois, de retenir ses cheveux. Leurs regards se croisèrent et il lui fit signe d'approcher par un petit signe de tête accompagné d'un sourire presque menaçant.