Discussion nocturne - Il Padrino et Steamgirl

Steamgirl posa le mug vide à côté de son ordinateur, relu son mail pour la énième fois, puis cliqua sur "envoyer". Et voilà, un contrat de signé au nom d'un important politicien, un de plus. Elle se releva et sortit de son bureau, puis, après avoir prit un moment pour apprécier la sensation de la moquette douce sous ses pieds nus, elle se tourna vers la porte au bout du couloir.
La porte du bureau de Il Padrino. Elle s'en approcha, posa la main sur la poignée, puis l'ôta immédiatement. Elle pouvait presque sentir la sale patte que Loup-Garry avait osé poser là. Elle hésita, puis toqua finalement. C'était, avant tout, sa propre faute s'il avait pu venir.

Il Padrino eut un petit sursaut de recul lorsqu'elle entendit quelqu'un toquer à la porte. Il lui semblait revivre la même scène que la veille, aussi ne dit-elle rien et n'esquissa pas un geste; attendant que le sourire moqueur de Loup Garry apparaisse dans son champ de vision. Elle allait devoir revivre le même combat psychologique, les mêmes attaques mentales, les mêmes échanges qui lui causaient un profond malaise. L'italienne ferma les yeux et fronça les sourcils. Elle ne voulait pas. Une fois était déjà bien assez éprouvante et elle ne s'était toujours pas remise des insinuations du chef de la Mafia Rouge. Était-ce possible? Était-il vraiment son..
De nouveau, un coup retentit sur le battant de la porte. Comme ramenée à la réalité, Padrino lança d'une voix qu'elle voulait claire:
"Entrez!"

Steamgirl se mordilla la lèvre inférieure. La voix de sa supérieure avait tremblé. Si cela était à cause de sa rencontre de la veille... elle se jurait qu'elle planterait au moins son poing dans la tête de Loup-Garry.
Revenant à la réalité, elle ouvrit la porte, luttant contre sa timidité.
"Padrino... A propos d'hier, et de la venue de... Enfin... Désolée. C'était de ma faute. Ça n'arrivera plus. Je... "
Elle hésita. A quoi cela servait-il, honnêtement ? Ce qui était fait était fait. Son système de sécurité avait été défaillant. Il en avait profité. Pas de place pour le pardon, pas ici.
"Je suis sincèrement désolée...", acheva-t-elle finalement d'une petite voix.

Padrino planta ses yeux pendant un court instant dans ceux de Steamgirl, comme pour s'assurer que c'était bien elle. C'était stupide, mais une partie d'elle même croyait toujours que tout cela n'était que la veille qui recommençait. Mais c'était bien la jeune anglaise et non le malotru qu'était Loup Garry. Padrino se détendit imperticiblement. Elle détourna ensuite le regard en entendant les excuses de sa cadette. Elle ne voulait pas repenser à tout cela.

"Ne t'excuses pas, mais cherche à améliorer ton système. En tout cas il semblerait que tu aies trouvé un adversaire dans ton domaine. Mais nous parlerons de cela un autre jour, veux tu? J'aimerais.. autant que possible, éviter le sujet."

Si la voix d'Il Padrino était restée froide et lointaine au début de sa phrase, elle s'était affaiblie en cours de route. L'italienne se détesta immédiatement pour devoir infliger cette distance à Steamgirl et pour n'avoir aucun contrôle d'elle même ces derniers temps. Elle haïssait parfois ce que son rôle de chef la forçait à faire.

"Bien sûr, je comptais m'en occuper juste... Juste après."
Elle se mordit un ongle. S'il y avait bien quelque chose qu'elle détestait plus que tout au monde, c'était entendre la voix d'une de ses sœurs flancher. Surtout celle d'Il Padrino. Elle ne savait pas ce que Loup-Garry avait pu lui dire, mais il le payerait.
Elle déglutit avec difficulté et s'approcha du bureau poli et encore marqué par la venue de leur impoli ennemi.
"Padrino... Je ne dois pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, et je comprends que ça soit encore... frais dans ton esprit, mais... Ruminer des pensées dans le vide, ça ne peut rien apporter de bon, tu le sais. Je n'insisterais pas, mais... Mais si tu veux parler à quelqu'un, tu sais bien que j'aurais toujours du temps pour toi, patronne. "

"Bien."
Une vague d'angoisse prit à la gorge Padrino. Hier. Hier. Ce mot sonnait comme une malédiction. Hier. Elle ne voulait plus entendre parler d'hier. Elle ne voulait pas repenser aux mots de Loup-Garry, à ses insinuations. Elle ne voulait pas douter de leur lien. Elle ne voulait pas.. Hier était devenu son nouvel ennemi, dont elle craignait de prononcer le nom, comme si sa seule évocation rendait le cauchemar réel une nouvelle fois. Hier devait disparaître de son esprit, à tout prix où elle risquait de devenir folle.
Seule dans son combat intérieur, pas un muscle du visage de l'italienne ne bougea. Elle ne colla pas d'un cil, ne montra rien des tremblements qui lui parcouraient le corps.
"Je ne peux rien te dire. Je.. Je ne peux vraiment pas te dire.. Cela vaudrait mieux pour toi et pour la KBSCC. Je dois affronter cela seule, quoi qu'il m'en coûte.."
Sa phrase resta en suspens.

Le cœur de la jeune hackeuse rata un battement. Seule.
Et elle allait rester là, la regarder faire broyer du noir ainsi ? Hors de question.
"Tu n'as rien à faire seule, Padrino... Encore moins te torturer ainsi. Si tu as un problème, quel qu'il soit, le mieux pour moi... Et pour la KBSCC, c'est que tu te sentes mieux."
Elle hésita, et attaqua la peau de son pouce nerveusement.
"Ce que je veux dire, c'est que... C'est que tu ne peux pas penser que la solitude est la bonne solution. Pas dans la KBSCC."

Tu ne peux pas penser que la solitude est la bonne solution. Pas dans la KBSCC
Steamgirl n'avait pas lâché l'affaire. Elle voulait simplement que l'italienne se sente mieux, pourquoi après tout, ne lui révélait-elle pas tout? Pourquoi ne lui confiait-elle pas ses doutes, ces doutes qui l'empêchaient de dormir et créaient les cernes qui étaient cachées par ses lunettes noires? Pourquoi, après tout? C'était si facile. Deux petites phrases. Ou à peine sept petits mots, sept petits mots ridicules. "Loup Garry est peut-être mon frère." C'était court. C'était clair. Il ne suffisait plus que prononcer les mots..
"Non!" s'exclama avec violence Padrino sans le vouloir.
Dans son éclat soudain, elle s'était levée de sa chaise.
Croisant le regard indéfinissable de Steamgirl, sa colère se radoucit aussitôt, remplacée par une sorte de vague à l'âme inhabituel.
"Non.. Non.. Crois moi, il vaut mieux que je le garde pour moi. Le dire ne rapporterait que plus de malheur qu'il n'y en a déjà. Je ne peux pas.."

Padrino savait qu'elle prenait la bonne décision. Alors pourquoi cela la faisait tant souffrir?

Steamgirl adopta l'attitude neutre dont elle avait l'habitude de s'armer quand elle perdait le contrôle.
Elle sentait la peur de l'italienne, qui se répercutait sur elle-même. Elle devrait se plier aux ordres et lâcher l'affaire, mais la voir comme ça... Elle ne le supportait pas. Ce que lui avait dit Loup-Garry était évidemment de l'ordre personnel, et l'avait troublée, plus que de raison.
Décidée à ne pas lâcher l'affaire, la jeune britannique s'installa sur la chaise en face de celle de sa supérieure, croisant ses jambes en tailleur.
"Ca ne te dérange pas ?"
Ce n'était qu'un murmure, une politesse automatique, mais Il Padrino lui lança un regard qu'elle devina vide sous ses lunettes noires. Elle y repensait. Sans cesse. Tout le lui rappelait.
"Padri... Si c'est ce que tu veux, personne d'autre ne sera au courant. Mais pitié... "
Sa voix flancha, et elle dû respirer profondément avant de reprendre.
"Pitié, ne reste pas là à t'autodétruire avec ça. Je ne sais pas... Je ne connais pas le poids qui alourdit tes épaules plus que d'ordinaire, mais tu n'as pas à le porter seule. Tu ne dois pas le porter seule."
Elle recommença à se mordiller les ongles. Elle ne savait vraiment pas ce qui était le pire, entre la présence qu'elle pouvait encore sentir de Loup-Garry, ou les émotions trop fortes de sa supérieure et qui faisait presque vibrer l'air atour d'elle.

Sa poitrine se soulevant irrégulièrement, une boule au fond de la gorge, à deux doigts de fondre en larmes, Padrino s'était rarement sentie aussi faible. Sa force et sa maîtrise d'elle même s'amenuisaient au fur et à mesure que l'anglaise tentait, en quelque sorte, de la consoler. Plus Steamgirl tentait de l'apaiser, plus une colère sourde mêlée à une angoisse qui lui broyait les poumons s'emparait d'elle. Chaque mot conciliant redoublait sa peine, lui remettant en tête la discussion d'hier soir. Chaque regard compatissant lui labourait le cœur et lui empoisonnait le cerveau. Chaque petit geste insignifiant à son égard attisait à la fois sa colère et son anxiété. Steamgirl avait donc pitié d'elle, lui parler, à la regarder comme cela?! Considérait-elle sa supérieure si faible, pour devoir s'occuper d'elle? Peut-être même voulait-elle sa place, pour mieux gérer? Ou peut-être voulait-elle sa vie, pour mieux la porter? Qui était-elle, à la fin, pour juger, la conseiller ainsi?!
Padrino serra les mâchoires, dans la colère qui embrasait ses yeux, lui faisant oublier tout ce qui la liait à Steamgirl. Elle avait les membres crispés à l'extrême et les poings serrés à s'en casser les mains.

"Qui es-tu pour dire cela? gronda-t-elle d'une voix vibrante. Qu'en sais-tu?! Comment. peux-tu. affirmer. cela?!
Tu veux savoir ce que ça fait, de ne jamais rien pouvoir dire, même lorsque les gens n'attendent que de t'écouter? Tu veux savoir ce que ça fait, de ne rien pouvoir livrer à personne? Tu veux savoir ce que ça fait, de devoir tracer sa route toute seule?
As-tu seulement ressenti une seule fois autant de solitude que moi chaque instant de ma vie?! NON! Tu n'en as aucune idée. Alors ne me dis pas que je ne dois pas porter ce poids toute seule car c'est ce que je fais chaque seconde, chaque minute, chaque heure, chaque jour de ma vie!"
La voix de Padrino avait fini par éclater en un orage violent. Elle avait presque crié cette dernière phrase.

Padrino s'appuya à son bureau comme pour s'empêcher de tomber. Sa colère s'était vidée, elle ne sentait plus que du désespoir en elle. Une goutte s'écrasa contre les dossiers. Puis une autre. L'italienne venait de réaliser ce qu'elle venait de lancer à la figure de Steamgirl.
Lentement, une à une, les larmes s'accumulèrent sur le tas de papiers, déformant les mots. Padrino ne les retint pas. Elle enleva simplement ses lunettes pleine de buée et les lança sur son bureau avant de s'asseoir sur ce dernier. Elle prit sa tête dans ses mains pour étouffer ses sanglots.

"Pardon.. chuchota-t-elle à travers ses larmes. Pardon..."

Le coeur de Steamgirl se serra.
Elle n'a plus confiance en moi.
Elle aurait encore préféré qu'on lui donne une claque.
Elle arrêta de se mordiller les ongles et baissa la tête. Les excuses et les larmes de Padrino lui parvinrent comme s'ils étaient étouffés.
Elle pleure. Il Padrino pleure.
Oui. Et sûrement à cause d'elle. Même si elle voulait aider, elle ne savais rien faire d'autre qu'empirer les choses ?
"Tu veux savoir ce que ça fait, de devoir tracer sa route toute seule?"
Elle le savait, à sa manière. Elle n'avait jamais vraiment été seule, toujours accompagnée des cris de ses parents, des émotions des autres, de conversations avec des inconnus sur le net... Mais ce n'était pas la même chose, et elle était toujours restée dans sa bulle, éloignée des autres, éloignée de la douleur qu'ils lui infligeaient. Elle avait grandi dans une solitude invisible. Elle s'était construite dans une solitude que les autres ne pouvaient même pas imaginer. Elle releva les yeux et fixa sa supérieure, qu'elle n'avait jamais vue dans un tel accès de faiblesse, attendant qu'elle dise autre chose. Quoi que ce soit, même une insulte. Mais juste... Juste, qu'elle cesse de s'excuser ainsi.

Rien ne lui répondit. Aucune voix sourde, aucun froissement de tissu, aucun bruit de pas, aucune respiration déçue, aucun claquement de porte. Rien, si ce n'était ses propres sanglots qui déchiraient le silence de la pièce.
Pendant de longues minutes, Padrino resta assise sans bouger sur son bureau, le visage caché dans ses mains.
La pièce était immobile. Ni Steamgirl, ni Padrino n'esquissèrent un geste, n'engagèrent une parole.

Lentement, l'italienne releva la tête. Ses yeux étaient encore rouges et on voyait les traces de ses pleurs sur ses joues. Elle se frotta les yeux comme pour chasser les larmes qu'il pouvait y rester.

"Vieni qui." *

Sa voix n'était qu'un murmure rouillé mais elle avait retenti assez clairement dans la pièce.
Bientôt, à la vue des yeux vides de Padrino, apparut Steamgirl. Alors elle planta son regard dans celui de l'anglaise, d'un air indéfinissable.

"Écoute moi, fit-elle la gorge serrée. Écoute moi attentivement. Ne te préoccupe pas de moi. Ne me croie pas lorsque je te crie dessus. Ignore moi lorsque je te blesse. Ignore tout ce que je peux dire de vexant. Car je ne le pense pas. Tu m'entends? Je ne le pense pas. Tu es merveilleuse, piccola Steamgirl."
Là, Padrino s'arrêta, et cligna des yeux. Quand elle les rouvrit, elle reprit:
"Tu as raison. J'ai un problème. Mais, je t'en supplie, n'essaye pas de savoir ce qu'il s'est passé. Tu ne peux rien pour moi sur ce point là. Personne ne peux rien. Je dois le porter toute seule."
C'est mon fardeau. Ma punition.

Une fois son discours terminé, Padrino détourna le regard pour de bon.


*"Viens ici"

"Tu es merveilleuse."
Pendant un court instant, un sourire frôla les lèvres de Steamgirl, mais sans atteindre son regard. Elle ne méritait pas ce genre de compliment. Même en temps normal, elle ne les méritait pas vraiment, mais là, c'était pire. Elle avait merdé. Et plus elle tournait et retournait la situation dans sa tête, plus ça la frappait.
C'était de sa faute si Padrino était dans cette état.
La jeune anglaise retint un hoquet sanglotant qui menaçait d'éclater et respira profondément pour se calmer.
" J'ai un problème."
Oui, un problème qui lui mettait les nerfs à fleur de peau, un problème qui lui voilait le regard, un problème qui creusait ses traits. Un problème que la hackeuse du groupe détestait sentir dans l'ambiance du bureau.
Presque par instinct, elle s'approcha et passa ses bras autour des épaules de l'italienne, l'enlaçant.
"Fais juste attention à ne pas te détruire avec ça. ", murmura-t-elle à son oreille d'une voix qu'elle espérait ne pas être trop tremblante.

Les yeux presque écarquillés, Padrino ne fit aucun geste lorsque les bras de Steamgirl l'entourèrent, comme paralysée. Elle bloqua inconsciemment sa respiration, ne répondant pas à l'enlacement mais ne repoussant pas l'anglaise non plus.
À vrai dire, bien que ce soit une sensation étrange, Padrino.. Padrino appréciait. Cette protection soudaine qui l'entourait la faisait se sentir en sécurité. L'italienne ferma les yeux. Cette étreinte en ramenait d'autres du fond de sa mémoire. C'était d'autres corps. D'autres visages. D'autres sourires. C'était une autre vie. Un souvenir éclata dans son esprit.

Padrino attendait, debout au milieu de la pièce. C'était la première fois qu'elle rentrait dans le bureau de Claire, et elle ne pouvait s'empêcher de détailler du regard centimètre. Enfin, elle découvrait ce que cachait la porte noire au fond du couloir, avec son intitulé doré. Enfin, elle découvrait l'endroit où sa supérieure passait ses journées; là où elle montait tout les plans. Le coeur névralgique de l'organisation. C'était enfin là, sous ses yeux. La jeune fille se tenait bien droite, et n'esquissait aucun mouvement, si ce n'était ses yeux qui semblaient enregistrer chaque détail de la pièce.
À environ deux mètres d'elle, Claire était en train de lutter pour sortir quelque chose de son armoire. Avec un soulagement visible, elle réussit finalement à extirper un cintre, avant de se retourner vers Padrino.
"Tiens! lança-t-elle d'un ton joyeux. J'ai pensé qu'il te fallait une tenue."
Les yeux écarquillés, l'italienne regardait avec stupéfaction le vêtement qui pendait devant elle. "Un.. Un costume?" bégaya-t-elle, émue.
Claire acquiesça, un sourire en coin collé au visage, amusée par l'expression de sa protégée.
"Ne fais pas cette tête!"
Elle se retourna et fouilla dans un des tiroirs de son bureau.
"J'oubliais.. Tes lunettes!"
Le coeur de Padrino manqua un battement. Sans prévenir, elle s'élança vers Claire et l'enlaça. Ce fut au tour de cette dernière d'écarquiller les yeux.

La chaleur la quitta soudainement. Steamgirl s'était détachée d'elle et la regardait maintenant. Padrino sourit à demi.
"Ne t'inquiète pas. Je suis forte. J'ai survécu à pire " Cette dernière phrase, elle l'avait murmurée presque imperticiblement.
Elle mit une petite tape sur l'épaule de Steamgirl.
"Va, maintenant"

Steamgirl hocha la tête, soulagée de constater que l'italienne semblait aller ne serait-ce qu'un peu mieux. Avec un petit sourire timide, elle tourna les talons et quitta le bureau, fermant silencieusement la porte derrière elle.
Cependant, elle ne s'éloigna pas. Elle resta là, plusieurs longues minutes, silencieuse, la tête baissée.
" J'ai survécu à pire. "
Ses dents se plantèrent dans sa lèvre inférieure.
Elle avait raison, après tout.
Le seul problème, c'était que, même après tout ce temps, elle semblait continuer à simplement survivre.

Et la jeune anglaise aurait bien aimé, au moins une fois, la voir vivre.